CHAPITRE XVIII

Un ouragan d’une extrême violence balayait les bas-fonds de Salt et ils avaient dû s’enfermer dans un placard étroit pour ne pas être emportés par le souffle d’air puissant. Ils avaient vu voler toutes sortes d’objets et même deux Garous qui s’étaient fracassés contre une paroi, réduits en une bouillie sanglante qui ne pouvait même pas couler au sol, la tempête emportant des débris gluants pour les recoller ailleurs.

Ils avaient pu s’allonger, s’enfouir dans leur sac de couchage. Il fallait attendre le retour au calme qui pouvait demander plusieurs jours.

— Les tempêtes sur la Terre, surtout celles venues de l’Antarctique, ne sont rien à côté de celles-là, disait Lien Rag. Les différences de pression sont fantastiques et toujours provoquées par ces stupides hybrides qui ne font jamais un rapprochement entre leur folie destructrice et ces phénomènes-là. Ils devraient tous se trouver dans le vide sidéral, mais un jour les Ophiuchusiens ont dû détraquer le système d’expulsion hors du satellite pour lutter contre leurs dissidents. En leur envoyant les Garous, ces monstres affamés, ils espéraient combattre sans prendre de risques.

— C’est ton hypothèse ou bien l’as-tu trouvée dans les mémoires de S.A.S. ?

— C’est Kurts qui en avait trouvé l’ordre donné par le dernier commandant, un certain Perth… Le dernier commandant avant la scission en deux fractions… Il y en a eu d’autres après lui, bien évidemment… Quand les rebelles ont quitté S.A.S. pour descendre sur Terre, partager le sort des humains rescapés de la Grande Panique. Cette planète glacée qui s’organisait en monde ferroviaire leur paraissait cent fois plus accueillante que ce satellite qui pourrissait depuis des siècles.

Le lendemain le vent tomba brusquement et ils purent sortir de leur placard. Tout autour d’eux c’était un enchevêtrement d’objets, de meubles, d’instruments et de débris animaux infranchissable. Ils durent creuser un véritable tunnel durant le reste de la journée pour atteindre une pièce moins ravagée par l’ouragan. Mais plusieurs Garous déchiquetés gisaient en tas dans un recoin. Lien Rag s’en approcha, les retourna à coups de pied. Gus faillit lui crier d’arrêter mais il comprenait la haine de son cousin envers ces monstres irresponsables. Un réflexe de primitif inexcusable, mais il était inutile de créer un conflit pour autant.

— Ce sont des moutons-garous.

— C’est important ?

— Pour nous situer dans cette jungle, oui. Les moutons-garous sont les plus nombreux. Ils sont assez calmes lorsqu’ils sont végétariens. Ils deviennent la proie des prédateurs, les loups-garous par exemple.

— Pourquoi les Ophiuchusiens élevaient-ils des loups ?

— Pour établir un équilibre écologique sur Terre. Ils estimaient que certains animaux avaient trop proliféré et qu’il fallait y veiller. Ils se prenaient pour des dieux, agissaient toujours dans l’abstrait, passaient des journées en conférences pour discuter à perte de vue sur des détails ridicules, comme de savoir la couleur des fourrures des loups envoyés sur Terre. C’est ainsi que nous avons des loups rouges en bas parce qu’un de ces crânes pensants a estimé que cette teinte rappelant celle du sang impressionnerait les Roux.

Gus se souvenait que les Hommes du Froid adoraient un dieu qu’ils appelaient de différents noms auxquels ils ajoutaient toujours l’épithète rouge.

— Je sais, dit Lien Rag, ce fut le début de ma propre dissidence, quand j’étais un simple glaciologue de deuxième classe. Je me suis passionné pour les Roux. Je voulais tout savoir d’eux, leur origine, leur façon de vivre, leurs croyances… J’ai trouvé un livre d’un certain Oun Fouge et ce nom pouvait être l’altération de Loup Rouge en effet. Pour l’hémisphère Nord j’avais pour ma part cru comprendre qu’il s’agissait de Feu Rouge, allusion aux braises que les trains abandonnaient sur les voies. C’est ainsi que j’ai découvert ce fameux livre qui s’appelait La Voie Oblique. J’ai cru en avoir terminé avec mes recherches et il me fallut des années pour comprendre que c’était un faux. Habilement fabriqué pour occulter cette idée de Voie Oblique, lui donner un sens symbolique alors qu’en fait la Voie Oblique signifiait bien ce qu’elle désignait : une possibilité d’échapper aux deux dimensions imposées par la société ferroviaire, de lever les yeux vers ce ciel croûteux dans lequel existaient des objets volants comme ce satellite.

Plus loin une végétation incongrue, charnue, inquiétante, étendait ses ramifications sur des distances impressionnantes. Un fouillis spongieux, hybride lui aussi, fait de champignons fantastiques et de plantes alimentaires en provenance d’Ophiuchus IV.

Pour la première fois Gus put voir les fameux pois mixtes qui paraissaient constituer le régal des anciens occupants de S.A.S. Mixtes, car dans une enveloppe fibreuse, cellulosique, était enfermée une sorte de ver blanc constituant les protéines du légume.

Là, en face de lui, il pouvait suivre le processus de la formation de cette légumineuse. Un arbre au tronc torturé dont la croissance limitée par le plafond retombait en frondaisons noirâtres. Les fameux vers blancs s’attaquaient au fruit naissant, paraissaient se griser d’une substance gluante qu’ils trouvaient dans le calice apparent. Ils se laissaient, ivres morts, enfermer dans le pois de la taille d’une cerise d’autrefois.

— Écœurant, murmura-t-il.

— Je ne trouve pas, gloussa Lien Rag qui en cueillit un de mûr et le croqua.

Plus loin, un troupeau de moutons-garous s’occupaient à dévorer des plantes grasses dont le jus les barbouillait de vert. Ils s’enfuirent à travers les troncs gluants, disparurent.

— Ceux-là ne méritent même pas un coup de laser, dit Lien Rag. Ils sont craintifs mais peuvent devenir aussi prédateurs que les carnivores. Parfois ils se laissent emporter par un coup de vent, ne savent plus retrouver leur jungle d’origine et se mettent à bouffer n’importe quoi, les caméras organiques par exemple.

La jungle devenait savane avec de hautes herbes où rampaient des hybrides invisibles qui s’enfuyaient de façon déroutante. Lien Rag parla de rats-garous, une aberration incroyable du système embryogénitial.

— Je préfère ne pas les voir, dit-il. La dernière fois c’était un de ces rongeurs avec une tête humaine au regard insupportable. Ils bouffent de l’herbe, aussi étrange que cela paraisse, mais eux aussi peuvent s’attaquer à n’importe quoi lorsque l’herbe vient à manquer. Il suffit d’une période sèche de trois jours et tout ça fane à toute vitesse. Il n’y a plus rien et le lendemain les plantes recommencent à proliférer.

La puanteur leur tomba dessus brusquement, insupportable, et ils enfilèrent la cagoule de leur combinaison isotherme, prirent leurs dispositions. Gus, qui se traînait sur ses fesses, comptait sur Lien Rag pour utiliser son laser.

— C’est un cadavre énorme.

Impossible à identifier mais la masse de chair avait dû peser une tonne au moins. Peut-être un cochon atteint de gigantisme. Sa chair en pleine décomposition grouillait.

— On dirait les mêmes vers que ceux des pois mixtes.

Lien Rag fut pris d’une nausée incontrôlable et n’eut que le temps d’ôter sa cagoule pour vomir.

— Ces vers ne sont pas seulement végétariens, continua Gus impitoyable. Dans ce cas pourquoi si on les avale ne se nourriraient-ils pas de nos entrailles ?

— Les Ophiuchusiens en mangeaient des quantités impressionnantes sans paraître en souffrir.

— Oui mais ils étaient quand même différents de nous.

Ils s’éloignaient de la charogne et soudain un bruit infernal les alerta. Lien Rag traîna Gus vers un recoin envahi par des sortes de ronces molles, et ils aperçurent une horde de cochons énormes qui traversaient la savane.

— Ce ne sont pas des hybrides, remarqua Gus.

— Non, mais ils sont aussi gros que des bœufs… Voilà ceux qui les traquent. Tiens ton laser prêt.

Des loups-garous rouges arrivaient, les uns courant à quatre pattes, les autres debout sur des jambes humaines. Tous avaient quelque chose d’emprunté à l’homme ou à la femme. Un mufle en forme de caricature de visage, des mains pour terminer leurs pattes, des torses de femmes, des organes sexuels et jusqu’à une magnifique chevelure blonde qui flottait en écharpe depuis la tête d’un énorme loup au rictus inquiétant. Ils disparurent très vite et les deux hommes soupirèrent de soulagement.

— Je me demande si nos lasers auraient été suffisants pour les arrêter tous, murmura Lien Rag.

 

Le sang des Ragus
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